L’inventeur de la Fabuloserie, Alain BOURBONNAIS, était architecte des bâtiments civils et palais nationaux. Pendant trente ans, il a rassemblé des œuvres de créateurs totalement inconnus, dépourvus de culture artistique : maçons, mineurs, ouvriers, facteurs, agriculteurs …, mais tous bricoleurs, bricoleurs de leurs rêves, à partir de matériaux de rebut, d’objets ayant déjà servi, jetés, trouvés.
C’était
un homme plein de talent, toujours en éveil. Enfant, il peignait déjà et
s’adonnait à la sculpture chez son oncle forgeron. Il rêvait d’être peintre,
mais ses parents ne l’entendait pas ainsi. Il dut y renoncer et entreprit des
études d’architecture, où il réussit brillamment. Pour lui, c’était encore un moyen de créer.
Il était
un collectionneur passionné. Originaire de l’Allier, il adorait la campagne, il
en avait besoin pour se « ressourcer ». Les premiers honoraires
d’architecte servirent à acquérir une maison à la campagne, dans l’Yonne, à
Dicy.
Et tout naturellement lui vient
l’envie, le besoin, d’accumuler, a lui le Gargantua visionnaire, des objets
étranges, magnifiques en quelques sorte, hors les sentiers battus, à commencer
par des ex-votos réalisés par des souffrants de quartier populaires brésiliens
qui sculptaient leurs maux sur des bustes en bois tendre et les confiaient à la
Vierge, des jeux de fêtes foraines, jeux de massacre …
Michel RAGON, un ami de toujours, disait de lui : c’est un personnage qui tient à la fois du Marquis de Carabas et du Chat botté.
Voici comment il à découvert ces créateurs étranges : Un jour, en revenant d’une visite de chantier, arrêt dans un bistrot de campagne du centre de la France. Sur une étagère, des animaux fabuleux. Aussitôt, la question : qui a réalisé ces si étranges bêtes ? Un vieux monsieur nous dit l’aubergiste, et il nous indique le chemin.
Cet
homme ramassait toutes sortes de vieilles racines trouvées dans les retenues
d’eau au moment du vidage des barrages et, sous son impulsions créatrice, ces
racines devenaient des animaux, des personnages extraordinaires.
Ce
qui nous a amenés à penser que ce cas ne devait pas être unique, et c’est
devenu un jeu. Après chaque rendez-vous de chantier, pendant les vacances, nous
allions dans des bistrots, des restaurants de campagne et là, nous avions mis
au point une phase incontournable : «On a entendu dire que, dans la
région, il y a un homme ou une femme, on ne sait plus très bien, qui fait des
choses qu’on ne voit nulle part ailleurs ». Et ça marchait : des
indications nous étaient données, des chemins indiqués.
Bien
sûr, ça n’était pas toujours ce qu’on recherchait, mais nous avons cherché,
comme ça. Nous sommes arrivés souvent à l’improviste chez ces créateurs,
enfermés dans leur univers onirique, solitaires, et tout à coup Alain ouvrait
la porte, parlait … Une parole facile,
une voix chaude, une passion à l’égal de la leur, et eux, surpris,
enthousiasmés par cet accord qu’ils n’avaient jamais connu, « un moment de
grâce » … Enfin, quelqu’un entrait dans les songe et c’était bon.
Alain, toujours Garguantua et qui vivait dans l’accumulation comme eux, ne se contenait pas d’une ou trois pièces, il lui en fallait un maximum (et c’est pour ça qu’existe la Fabuloserie ), ce qui faisait dire à Dubuffet : « Vous êtes un homme toujours épris d’ampleur, de vaste champs d’embrassement, de profusion, vous affectionnez les grands nombres … »
C’est vrai, Alain BOURBONNAIS était
habité par la création. Je me souviens de voyages à l’étranger d’où il ramenait
énormément de dessins à l’encre de chine, à l’écoline.
C’est vrai, aussi, que cette maison de campagne lui a permis d’ « ouvrir les vannes »… Le contrepoint à sa vie professionnelle. C’est vrai que c’est là qu’a vu le jours la Tribu des Turbulents, dont la « mère Célestine » ne mesure pas moins de 3 mètres de haut. Ces Turbulents sont des automates (dotés d’un ressort qui se remonte manuellement) à l’érotisme « farfelu », fait de grillage, de papiers collés, mâchoires de bœufs, boîtes de conserves, sous-vêtements féminins en dentelle.
- Avons-nous rassemblé touts ces
œuvres en vue de la création d’un musée ?
- Aucunement. Tout a commencé un jour
de 1970. ce midi là, nous regardions les informations télévisées et, tout à
coup, Jean Dubuffet occupe l’écran. « La France n’en ayant pas voulu, Jean
Dubuffet donne sa collection d’art brut à Lausanne. » Un château allait
être aménagé pour la recevoir. Et défilent des images de cette collection.
Alain était très excité. « Mais alors, s’écrie-t-il, nous collectionnons
de l’art brut ! Je vais écrire à Dubuffet, il faut que je rencontre, nous
devons voir ce musée. » Il lui écrit, joint une photo de ses Turbulents et
demande à visiter la collection, ce qui est aussitôt accepté, et nous voilà rue
de Sèvres.
Bien sûr, nous fûmes émerveillés, abasourdis même. Alain, complètement emporté par son enthousiasme, dit : « Si je m’écoutait, je ferais bien quelques chose ». Et Dubuffet, séduit, de répondre : « Vous avez l’air d’un déménageur, vous me plaisez, si vous faites quekques chose, je vous y aiderai et vous donnerai une liste de créateurs encore vivants ».
Nous sommes rentrés rue Jacob la tête
dans les nuages, « possédés ». ce diable de Dubuffet était entré dans
notre vie allait y jouer un rôle déterminant.
Au-rez-de-chaussée de notre immeuble
existait une librairie spécialisée dans la littérature étrangère. Une grande
banderole barrait la vitrine : « Cessation d’activité –
Soldes ». Nous connaissions bien sûr ce libraires, mais ne savions pas
qu’ils étaient sur le point de prendre leur retraite.
Alain se précipite dans la boutique et
réussit à enlever l’affaire, après bien de péripéties. Le jour même, il informe
Dubuffet de cet événement. Celui-ci est surpris et ravi. Ainsi naquit l’Atelier
Jacob.
Il faut trouver un nom pour désigner
ce genre de créations. Nous ne pouvions employer « Art brut », le
terme ayant été déposé par Jean Dubuffet. Dans une lettre, il nous proposa
quelques appellations : « art hors-les-normes / productions
extra-culturelles / l’invention spontanée … », pour conclure :
« l’Art hors-les-normes, qui sonne comme les basiliques hors-les-murs, ça
ne paraît pas mauvais »…
Va donc pour l’Art hors-les-normes !
L’Atelier Jacob ouvre
ses portes en 1972, avec un ensemble d’œuvres d’Aloyse prêtées par Jean
Dubuffet. Les murs étaient tendu de vieux sacs de jute peints en noir ;
l’effet était saisissant.
L’Atekier Jacob a durée
dix ans. Beaucoup de visiteurs, une presse élogieuse, des expositions
passionnantes, mais les collectionneurs restaient très rares. Alain Bourbonnais
était devenu, bien malgrés lui, mécène.
En 1978, à l’instigation
de Michel Ragon et d’Alain Bourbonnais, une spectaculaire exposition vit le
jour au Musée d’art moderne de la Ville de Paris : « Les Singulier de
l’Art ». Son succès fut tel qu’elle se tint trois mois au lieu de trois
semaines et que l’impact en dure toujours, puisqu’à la Fabuloserie il n’est pas
rare de voir des gens heureux d’en retrouver la trace.
Et voilà 45 ans…
…Sonne l’heure du bilan. Puisque nous n’étions pas « marchands » pourquoi fonctionner comme une galerie, à exposer l’un après l’autre les créateurs ; quelques expositions de groupe nous avaient davantage plu.
L’idée devenait claire. Il fallait
déménager à la campagne, à Dicy bien sûr, et aménager les dépendances toujours
pas pour faire un musée mais pour accueillir toutes nos trouvailles. Le
« façonnage » de la Fabuloserie fut une nouvelle aventure, dure
aussi, les week-ends passés dans le plâtre, les gravois, bref, le chantier, nos
retours à Paris, quasi épuisés, mais Alain, toujours bulldozer sans retour en
arrière possible, nous entraînait.
Ainsi fut crée, de nouveau avec
l’adhésion de Dubuffet, « un anti-Beaubourg décentralisé, une puissante
citadelle du Marginal, de la création libérée du conditionnement naturel de
l’Atelier Jacob ».
Et puis les amis sont venus, et tous
étaient sidérés. Tous voulaient que nous montrions notre
collection : « Vous ne pouvez pas garder tout cela pour
vous. » L’ouverture eut lieu en 1983 dans une ambiance chaleureuse. La
fabuloserie n’est pas un musée à proprement parler, c’est un lieu, un cabinet
de curiosités – « la caverne d’Ali-Baba », dit Michel Ragon.
C’est vrai, on s’y étonne à chaque
instant. Le train fantôme, avec des portes secrètes, disent les enfants, des
orbites à la Gaudi, des passages en voûtes comme à Mykonos. « Grâce à la
perfection avec laquelle elle accueille ces objets, cette maison est une œuvre en
elle-même : conçue pour l’art populaire, elle est objet d’art », nous
écrit un visiteur.
Et aussi, la Fabuloserie est un lieu
d’incitation à la créativité. Les enseignement ne s’y trompent pas : trois
mille scolaires chaque année, avec un fort pourcentage de maternelles, viennent
y trouver la liberté d’imaginer, de faire.
Dans ce lieu ouvert sur la vie, il y a
un climat. Les œuvres et la chaleur du lieu forment un tout magique, onirique,
dépaysant, vivifiant, ludique, dynamisant. « on n’en ressort pas comme on
y est entré. » Cette phrase, on l’entend si souvent, mais aussi : « Peut-être,
nous aussi, on pourrait ? » Les conversations qui s’y engagent, la
connivence qui y naît font qu’on s’y sent bien, qu’on y revient …
Et qu’elle en est l’explication ?
- Je crois qu’il faut la
chercher dans le miroir que sont ces œuvres, compréhensibles par l’affectif.
Des êtres simples et qui vont droit au but en toute innocence, liberté,
primitivité, qui osent faire, qui osent rêver tout haut pour se faire, en toute
gratuité, une vie tellement plus onirique que celle qu’ils sont obligés de
supporter.
Nous vivons, c’est vrai, dans une
société matérialiste tellement banalisée, et stressée par-dessus le marché car
la course à la carotte se fait de plus en plus rapide, que notre imaginaire,
notre besoin vital de rêve nous sont dérobés.
Que veut dire la Fabuloserie dans ce
contexte ? Elle porte ce message d’espoir, de confiance en l’homme en
donnant à voir ceux qui ne sont pas laissé spolier de leur imaginaire. »